mardi 18 février 2014

Le visage de l'ombre (2)

Chapitre 1.


À l’angle d’un carrefour désert, une maison lugubre se distinguait du reste du paysage. Sans cheminée et plongée dans l’obscurité, elle semblait inhabitée. Pourtant, un carrosse se gara devant et une lueur finit par éclairer l’une des minces fenêtres de la bâtisse.
— Aluna ! s’écria une voix.

Plus bas, dans le sous-sol de cette sombre habitation, le corps d’une jeune femme gisait à même le sol. Elle était mince, avait des traits fins et de longues mèches de cheveux emmêlés qui lui arrivaient dans le dos. Le peu de lumière qui filtrait par le soupirail ne dévoilait qu’une forme recroquevillée au coin de la pièce, sa peau couleur ébène se fondant presque dans le décor.
— Aluna ! hurla de nouveau la voix.

La jeune femme fronça les sourcils en entendant depuis son château l’appel de son maître. Cette voix perturba l’image du bel inconnu l’embrassant et la ramena brutalement à la réalité. Elle se réveilla en sursaut et se redressa, aux aguets. Autour d’elle ne se dressaient plus de hauts murs tapissés de rouge et d’or, mais seulement une pièce sans vie. L’homme à la peau mate et vêtu de noir avait lui aussi disparu pour laisser place à sa propre silhouette dans le miroir en face d’elle.
Aluna se leva, alluma une lanterne et se dirigea vers sa glace. Elle s’y regarda, en allant de ses jambes fines à sa chevelure rebelle. Elle passa la main dans ses cheveux puis s’appliqua à en faire une natte. Elle y avait toujours accordé de l’importance, sa mère lui ayant souvent répété que les maintenir longs et propres pourrait la faire passer pour une femme de la noblesse un jour. Elle lui avait donc longuement enseigné comment les rendre attirants malgré leur volume impressionnant, et Aluna avait été une bonne élève.
Sa natte terminée, elle quitta son reflet et enfila un vêtement qui trainait au sol. Le contact du tissu contre sa cuisse lui arracha un petit cri de douleur. Cette blessure était loin d’être la seule qu’elle portait, et tout son corps chantait à l’unisson la souffrance qu’elle vivait.
— Aluna ! Que fais-tu ? retentit encore la voix. Nous avons de la visite !
La jeune femme trembla de tout son long, comme si son maître avait directement parlé dans son oreille. Elle pressa alors le geste.
— Je suis là dans un instant !

Enfilant une paire de sandales, Aluna se remémora comment elle avait atterri à Arabica, cette petite ville déserte du nord-ouest de Goran, un des quatre états souverains d’Iriah. Les habitants avaient tous fui lors de la dernière guerre avec l’état voisin de Cristallia. Depuis, la trêve avait été signée mais la paix ne tenait de nouveau qu’à un fil. Le rejet du régime du Régisseur se faisait de plus en plus sentir, les horreurs conséquentes à la loi interdisant la naissance de jumeaux étant de moins en moins supportables.
Le Régisseur... Cette seule pensée la fit frissonner. Que pouvait-il être ? Un être humain se montrerait-il si cruel envers ses semblables ? Ou s’agissait-il d’un « Dieu » comme certains semblaient le penser ? Il avait été raconté à Aluna qu’il était apparu une soixantaine d’années auparavant, proclamant son hégémonie sur les quatre royaumes qui, après une courte rébellion, avaient assisté impuissants à la démonstration de sa colère. On ne savait comment, il avait réussi à faire s’entretuer des milliers d’hommes et de femmes sans lever le petit doigt. Personne ne sut jamais comment il s’y était pris, mais une chose était sure, le Régisseur l’avait prédit ! Depuis, la crainte habitait Iriah. Les rois, seuls à pouvoir communiquer avec Lui, avaient instauré deux principales lois en signe de soumission : le paiement de taxes sans précédent et surtout, l’assassinat des enfants qui naissaient par deux. Tant de sang avait été versé depuis !
Le tintement de la cloche de son maître sortit la jeune femme de ses pensées. Il s’impatientait. Elle emprunta l’échelle pour sortir du sous-sol qui lui servait de principal habitat. Elle rabattit ensuite la trappe et se retourna vers son maître qui l’attendait déjà de pied ferme.
— Je… je m’excuse de mon retard, dit-elle en baissant le regard.
— Ce n’est pas trop tôt ! Ta mère et tes sœurs t’attendent dans le salon.

Aluna se redressa sous l’effet de la surprise. L’homme qui se tenait devant elle n’était pas très imposant, et même plutôt petit. Ses besicles dépassaient de son nez crochu et laissait entrevoir des yeux d’un bleu hypnotisant. Sa peau était d’une pâleur effrayante, sa courbure naturelle accentuant son air maladif. L’âge du vieil homme avait toujours été inconnu à Aluna mais tout portait à croire qu’il avait largement dépassé le demi-siècle.
— Tu as perdu l’usage de tes jambes ? hurla-t-il. Je t’ai dit que ta mère était là !

Aluna sursauta, s’excusa puis s’éclipsa dans l’arrière pièce qui servait de cuisine. Elle devait préparer une collation pour accueillir sa famille comme il se devait. Elle prit donc un plateau et se mit à la réalisation de peccas, petits amuses bouches très appréciés dans le royaume de Goran. La préparation nécessitait une base de pain, un ajout d’œuf et de viande. La touche finale consistait à y ajouter du sirop de meris, fruits rouges au goût particulier poussant uniquement dans la vallée de l’ombre. Quand elle eut fini, Aluna saisit le plateau, souffla un bon coup puis s’avança vers la pièce principale qui servait de salon.
Le couloir était court alors il ne lui fallut que quelques secondes pour y arriver. Dès qu’elle y entra, une femme l’interpella. Elle était grande, noire, et vêtue d’une robe bleu ciel ornée de paillettes d’argent. Elle était si élégante qu’Aluna ne la reconnut pas tout de suite, bien qu’elle eût la même chevelure soignée que dans son souvenir. Ses longues mèches pendaient par endroits dans un chignon relevé sur sa nuque.
Sans crier gare, elle prit Aluna dans ses bras. Cette dernière resta figée comme du marbre, tentant de maintenir fermement son plateau. Sa mère finit par relâcher son étreinte au bout de longues secondes et la regarda.
— Que tu as grandi ma chérie en six ans ! Tu as l’air en bonne santé, juste un peu mince à mon goût… Mais oublie ça, j’avais tellement peur qu’il te soit arrivé quelque chose durant cette stupide guerre ! Je vois aussi que tu es restée tout aussi jolie ! reprit-elle en s’attardant sur sa natte, un sourire aux lèvres.
— Je…
— Laisse-moi porter ça, laisse-le moi. 
Elle tenta de s’emparer du plateau mais la poigne d’Aluna était plus forte :
— Ne vous embarrassez pas. C’est… c’est mon devoir.

Avant que sa mère ne puisse réagir, Aluna la dépassa et posa les friandises sur la table, tout en fixant les deux autres personnes assises sur le fauteuil en face. L’une était jeune, vêtue sobrement, de petite taille et avait une jolie peau couleur miel. Sa chevelure châtain clair était soyeuse et ses yeux étaient brillants. Elle reconnut immédiatement sa jeune sœur, qui n’avait que sept ans lorsqu’elle avait quitté le domicile familial. L’autre était plus âgée et avait des yeux gris d’un perçant perturbant. Sa chevelure longue et rebelle, très similaire à la sienne, était maintenue en une grosse natte sur le côté. Le détail interpella Aluna. Elle n’avait pas souvenir que sa sœur jumelle se coiffait de la sorte, mais décida que cela n’avait que peu d’importance.
Elle se tourna vers sa mère, pressée d’en finir.
— Vos peccas sont servis, régalez-vous.
— Attends s’il te plait, reprit cette dernière. Tu ne veux pas parler à ta petite sœur ? Tu vois comme elle a grandi ?
Sans attendre sa réponse, l’adolescente franchit la distance qui les séparait et la prit dans ses bras.
— Tu m’as manqué, Aluna.
Surprise par cet élan de familiarité, il fallut quelques secondes à Aluna pour réagir.
— Toi aussi… Beth, dit-elle en se souvenant des nombreuses visites que lui rendait sa sœur lorsqu’elle vivait encore dans la cave de la maison familiale.  
— On a tellement de choses à rattraper !
— Je… je suppose.
Mal à l’aise devant ces inhabituels élans d’affection, Aluna se détacha brusquement de sa sœur et se retourna vers la sortie. Mais sa mère l’arrêta :
— Aluna, tu ne me pardonneras donc jamais ? Je suis ta mère !

Aluna la regarda fixement. Elle avait les larmes aux yeux et semblait très sincèrement regretter ce qu’elle lui avait fait subir. Après tout, elle l’avait abandonnée à Xerox six ans auparavant pour la protéger des lances des gardes royaux. Elle l’avait forcée à quitter Minabis pour rejoindre la ville d’Arabica qui, en proie aux affrontements dès le début de la guerre, ne faisait pas l’objet de fouilles royales. Pourtant, Aluna ne lui en voulait pas, elle s’était simplement forcée à l’oublier. Que dire à cette femme qu’elle ne voyait plus que comme une inconnue ?
Avant qu’elle ne puisse répondre, sa mère la prit par le bras et la fit asseoir près de sa sœur jumelle. Elle se mit ensuite en face d’elle et commença à parler, dans une visible tentative de repenti :
— Xerox te traite-il bien ?
Que dire ? Fallait-il lui dire que son ami lui faisait régulièrement subir toutes sortes d’expériences et que sa peau brûlait en permanence tant c’était douloureux ? Fallait-il aussi lui préciser qu’il n’était qu’un druide fou sans la moindre morale et qu’elle rêvait de retourner à sa vie d’avant ?
— Non… laissa-t-elle échapper.
— Non ? Il te traite mal alors ? Tu me parais bien pâle en effet…
— Non, je veux dire si, il me traite bien, rectifia Aluna.
— Vraiment ? S’il te traite mal, tu sais que je te trouverai autre part où aller. Je trouverai, je peux te l’assurer !
— À quoi bon ? Vous l’avez dit vous-même il y a six ans, je ne peux pas vivre avec vous. Je suis très bien ici, mentit-elle finalement.
— Ma chérie, tu sais que je le voudrais bien. Je n’ai pas eu le choix, tu le sais. Si les gardes vous avaient trouvé toutes les deux, ils...
— Je sais, l’interrompit Aluna, la voix vide d’émotion. Ils nous auraient tuées toutes les deux. Vous avez dû choisir… je ne suis pas en colère.
Elle se leva aussitôt et invita Beth à prendre sa place. Elle ignora ensuite le regard interrogateur de sa mère et fixa les trois femmes. Elles formaient une famille et Aluna réalisa qu’elle n’en faisait pas partie. Son cœur se serra. Elle n’aurait jamais rien de comparable et n’y pouvait rien. Elle promena son regard de l’une à l’autre, jusqu’à s’arrêter sur Beth. Ses oreilles extrêmement fines et son teint clair l’interpellèrent. Elle se rappela alors que sa sœur était une hybride, née de l’union d’un Ælfe et d’une humaine. Ce mariage n’était légal que depuis un demi-siècle à Goran, longtemps après l’immigration massive de citoyens Cristalliens dans le continent dans le but de faire fortune. Les hybrides reprenaient souvent les caractéristiques humaines, mais gardaient la grâce et la beauté légendaire de leur parent Ælfe.
— Le père de Beth n’est pas là ? reprit-elle en constatant l’absence de ce dernier.  
— Papa a dû rester à Minabis, répliqua Beth. Mais il avait hâte de te voir aussi, c’est juste qu’il ne pouvait pas.
— Je ne vois pas pourquoi il aurait hâte, il ne me connaît même pas, rétorqua Aluna en se rappelant n’avoir passé que peu de temps en compagnie de ce dernier. Vous non plus d’ailleurs… je ne sais pas ce que vous faites là. La guerre est finie depuis plus d’un an, je… j’étais sûre que vous ne viendriez jamais alors je ne comprends pas.
— On voulait venir plus tôt, Al ! C’est juste qu’on a dû attendre que les gardes s’en aillent et que les routes soient dégagées. Je te promets qu’on t’a pas oublié, on a pensé toi à chaque lune, n’est-ce pas maman ?
— Oui, Aluna, on a dû…
— Pourquoi vous êtes là ? la coupa-t-elle. Je suppose que vous êtes seulement de passage.
— Nous ne pouvons pas rester en effet, balbutia cette dernière, rongée par la peine. Mais je souhaitais absolument te revoir et…
— Eh bien je me porte très bien, l’interrompit Aluna, surprise de la déception qu’elle ressentait.
Contre toute attente, son autre sœur, sa jumelle, finit par briser son propre silence :
— Mère dit qu’il existe une nation libre dans le nord-ouest, un rassemblement de rebelles et de hors-la-loi. Tu devrais t’y rendre. Tu y vivrais plus librement.
— Elena ! s’énerva leur mère. C’est trop dangereux, voyons ! On ne sait pas comment sont ces gens !
— Je croyais qu’elle rêvait de liberté, reprit froidement sa jumelle. De toute façon, ce n’est pas comme si tu envisageais de la ramener avec nous.
— Comment peux-tu être aussi cruelle avec ta sœur ? Ça aurait pu être toi à sa place ! la gronda leur mère.
Puis, elle se retourna vers Aluna, l’air grave :
— Ecoute ma chérie, le père de Beth a des relations au château, je pensais essayer de te faire réintégrer ta vie en faisant une requête exceptionnelle auprès du roi. Il fera peut-être une exception…
— Quoi ? s’écria Elena qui se sentait maintenant concernée par cette étrange réunion familiale. Je n’ai aucune envie de partager ma vie avec cette…
— Ça suffit ! les interrompit Aluna.
Elle savait que le roi n’accepterait jamais une telle requête. Sa mère devait se sentir bien désespérée pour proposer de mettre ainsi toute leur famille en danger. Comment réagirait le Régisseur s’il apprenait qu’elle avait bafoué son autorité ? Le risque était trop grand.
— Mère, reprit-elle plus calmement, il est inutile de vous soucier de moi de la sorte. Même si j’apprécie vos efforts, ça fait trop longtemps que je vis en marge de la société pour pouvoir la réintégrer.
Pour conclure, Aluna enlaça maladroitement sa mère qui mit quelques secondes avant de répondre à son étreinte. Après une petite minute qui lui parut durer une éternité, elle la relâcha et déclara avec un sourire qu’elle voulait naturel :
— Revenez me voir quand vous voudrez.

Après quelques autres discussions rappelant le passé et effusions d’accolades, le carrosse de la famille Sachs finit par s’éloigner de la maison. Aluna se retrouva seule mais avec le sentiment que son malheur ne durerait plus très longtemps. Sa mère avait vraiment l’intention de la sortir de là, et même si elle ne souhaitait pas se bercer d’illusions, elle l’espérait de tout son être. Après tout, la sauver n’impliquait pas nécessairement de légitimer son existence. Elle pourrait très bien se contenter de la vieille cave qui avait été sa cachette préférée durant les onze premières années de sa vie...
Soudain, l’horloge sonna sept coups. C’était l’heure. Aluna se dirigea donc courageusement vers le sous-sol. Lorsqu’elle arriva là où quelques heures plus tôt elle s’était endormie, elle s’arrêta pour regarder le clair de lune à travers le soupirail puis s’avança vers le mur du fond. Là, elle poussa la pierre la plus haute. Un léger bruit suivit, et un passage se créa au milieu des pierres. Elle s’y faufila en prenant soin de refermer derrière elle, comme elle le faisait presque toutes les nuits depuis six ans.
Son maître se tenait devant elle, dans une pièce qui n’avait pour seuls meubles qu’un lit et une table sur laquelle étaient posés divers masex. Le druide étudiait leur effet sur le corps humain, du moins c’était ce qu’elle croyait. Xerox n’était en effet pas du genre loquace.
— Installe-toi, lui ordonna-t-il.
Aluna était habituée à ce rituel. Elle s’exécuta donc sans tarder. Son maître s’approcha ensuite pour lui faire une injection dans le bras qui la fit sursauter. La dose avait l’air plus élevée qu’à l’accoutumée.
— Calme-toi, la rassura aussitôt Xerox. J’ai légèrement augmenté la dose mais tu le supporteras.
— Ça brûle… murmura la jeune femme en sentant la chaleur de la solution lui remonter dans le bras.
— C’est normal, détends-toi.

Aluna ferma les yeux et essaya de se détendre. Elle sentit un feu ardent lui pénétrer la peau et affluer dans son corps à grande vitesse. Elle se sentit projetée dans une autre réalité, emprisonnée dans un labyrinthe de feu. Les flammes se rapprochaient lentement, désireuses de la consumer. C’était certes effrayant, mais routinier. Aluna savait exactement comment sortir indemne de ce labyrinthe et réussir l’expérience du jour. Elle se faufila alors dans les allées de flammes tel un animal suivant son instinct, rapide et efficace. Cependant, au moment où elle commençait à maîtriser la situation, une énorme paire d’yeux enflammés surgit en haut de la barrière de feu et la fixa. Elle prit peur mais continua sa course effrénée, ignorant le regard insistant. La sortie n’était plus loin. Elle n’était qu’à quelques virages lorsqu’une voix rauque lui hurla :
— Tu essaies de me défier ? Tu brûleras pour avoir osé !
La voix la surprit et l’effraya. Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter, elle devait sortir au plus vite. Elle se rua alors vers l’issue la plus proche et ne vit que trop tard les flammes se resserrer autour d’elle et la bloquer. Le rire moqueur de la voix accompagnait le mouvement dansant du feu autour d’elle. Prise au piège, elle recula instinctivement. La voix ricana une fois de plus et un mur de feu s’abattit sur elle, lui arrachant un cri strident.

Xerox sursauta en entendant le cri de la jeune femme puis réprima un juron en voyant son corps se tordre de douleur. Il tenta de la maîtriser, mais rien n’y fit, elle continua à s’agiter en hurlant sur le matelas. Sa main semblait brûler de l’intérieur, et il essaya par tous les moyens d’empêcher le mal de se répandre dans le reste de son corps. La jeune femme eut de nombreuses autres convulsions, puis tout s’arrêta dans un dernier cri qui déchira l’air avant qu’elle ne perde conscience.
*/*

Au même moment, à quelques kilomètres de là, Rosa Sachs fut prise d’une subite douleur. Elle ordonna aussitôt au cocher de s’arrêter. Elle descendit ensuite du carrosse pour prendre l’air, la main sur la poitrine et le regard tourné vers les ruines d’Arabica. Elle resta un instant à admirer le paysage, pensive. Malgré la réaction détachée de sa fille, elle pressentait que quelque chose ne tournait pas rond. Alors qu’elle réfléchissait, Beth la rejoignit dehors.
— Maman, que t’arrive-t-il ?
— Je… Quelque chose se passe là-bas, je le sens. Et si elle avait besoin de moi ? Je suis si inquiète !
— Maman…
— Je sais, j’ai l’air stupide, dit-elle en quittant finalement Arabica des yeux. Pourtant, j’ai vraiment eu l’impression que…
Beth n’écouta pas la suite car elle vit un morceau de papier tomber de la poche du manteau de sa mère. Elle s’en empara et le lui tendit. Rosa saisit le document et le parcourut rapidement.
— Par…!
— Qu’y a-t-il ?
— C’est Aluna, elle…
Rosa se rappela aussitôt du moment où sa fille avait dû lui glisser ce mot. Cette subite et surprenante étreinte avait donc une raison d’être finalement. Sans perdre une seconde, elle s’écria au cocher :
— Nous retournons à Arabica, ma fille est en danger !
— Maman ? insista Beth, perplexe. Que se passe-t-il ?
Pour toute réponse, elle lui remit le bout de papier où étaient inscrits deux simples mots : <Au secours>
*/*

 Xerox fut pris d’un moment de panique. Comment cela avait-il pu arriver ? Elle avait pourtant été apte à le contrôler jusque-là… Tant pis, il devait la ranimer par tous les moyens. Il n’atteindrait jamais son but sans un cobaye aussi précieux. Le grand druide qu’il était ne pouvait s’arrêter comme cela, à mi-chemin de sa plus grande œuvre.

D’une pression sur son poignet, il réalisa que son pouls était très faible, voire inexistant. Il semblait que le monstre de feu avait eu raison d’elle cette fois. Il ne lui restait plus qu’une solution : lui faire boire l’eau de la rivière sacrée ou elle mourrait, emportant le fruit de ses expériences avec elle.
Mais il y avait un obstacle à son plan. Plonger ne serait-ce qu’un doigt dans la rivière était interdit. Il s’agissait en effet du territoire des Orgades, créatures aquatiques qui en étaient les impitoyables gardiennes. Les conséquences pouvaient donc s’avérer lourdes, voire fatales. Pourtant, il n’avait pas d’autre choix. Aucune magie de soin ne la sauverait vu l’origine de son mal. Cette rivière en était la seule capable et perdre Aluna était exclu. Elle avait été si utile à ses recherches… Le druide réfléchit de longues secondes et finit par décider qu’il tenterait tout pour la sauver. Son travail était au-dessus de cette foutue loi et s’il y avait, en plus des Orgades, un mécanisme magique visant à tuer ceux qui brisaient l’interdit, il se défendrait ou s’enfuirait, surtout qu’il serait accompagné d’Attila. Il devait essayer.

Décidé, Xerox prit deux masex qu’il attacha aux emplacements prévus sur sa ceinture et tenta de porter le corps de la jeune femme hors de la cave. La force de ses bras s’avéra insuffisante alors il opta pour d’autres ressources. Il porta la main à sa ceinture. L’un des masex s’illumina et le corps de la jeune femme décolla du sol. Sur sa lancée, il toucha le second masex et le mur qui lui faisait face se mit à devenir trouble. Un trou noir naquit au milieu des pierres du sous-sol, suivi d’un bruit sourd. Il s’agissait du cri de la bête qui venait d’y faire apparition.
— Te voilà, dit-il. Je vais avoir besoin que tu me mènes quelque part.
La bête poussa un grondement et baissa sa crinière, autorisant son maître à y monter. Xerox fit léviter le corps d’Aluna qui se posa doucement sur son dos.
L’animal avait la stature d’un dragon. Ses yeux étaient d’un rouge perçant et sa peau reptilienne luisait de mille feux au travers de ses poils dorés. Deux énormes crocs dépassaient des coins de sa gueule, qui contenaient plusieurs rangées de dents acérées. Seule sa tête et le début de son dos dépassaient du trou noir mais il était aisé d’imaginer qu’il était immense.
Xerox s’installa à son tour sur le dos de l’animal qui très vite, disparut dans le passage qui se referma derrière lui comme s’il n’avait jamais existé.

La traversée prit quelques secondes qui parurent durer une éternité au vieil homme. Lorsqu’il ne sentit plus le pouls de la jeune femme, il ordonna à Attila d’accélérer. La bête grogna et battit encore plus vite des ailes. Sa vitesse devint telle que Xerox dut faire des efforts supplémentaires pour maintenir le corps d’Aluna aussi stable que possible. Ils finirent par sortir du passage et atteignirent les hauteurs d’un ciel crépusculaire. Pendant quelques heures, Xerox indiqua à Attila la direction à suivre, non sans jeter de temps à autres un coup d’œil au corps qu’il transportait. Il ne tarda pas à voir une immense étendue verte. Il intima à Attila de se rapprocher du niveau des arbres et de ralentir. L’animal espaça ses battements d’ailes et survola gracieusement la forêt, en direction de l’est.
*/*


Au sol, un des soldats de la garde royale de Goran aperçut dans sa longue vue un objet volant qui
s’approchait de la forêt sacrée. Il quitta son poste et courut vers son officier supérieur pour rapporter l’évènement.
— Mon… mon lieut’nant ! J’vois quelque chose de gros approcher d’nous en volant, et c’est pas un oiseau ! Il vient de l’ouest et s’ra au d’ssus de nous dans moins d’quinze minutes !
Le lieutenant Neilarus, en selle sur son cheval brun, s’exclama :
— Eh bien, enfin un peu d’action !
— Quels sont les ordres, mon lieut’nant ? reprit le garde en tremblant.
Neilarus le regarda avec amusement. Il était vrai qu’il avait des raisons d’avoir peur étant donné la nature du problème. Il n’était pas normal de voir une créature de grande taille survoler la forêt. Cela ne voulait dire qu’une chose : une chimère ou quelque autre force magique venait leur rendre visite. Et il se ferait un plaisir de l’occire.
— Retournez à votre poste, informez les autres et tenez-vous prêts à attaquer dès que la cible est suffisamment près ! Je vais prévenir le capitaine.

Le soldat repartit en courant vers l’une des tours en bois construites pour surveiller les alentours durant les chasses initiatiques du prince. Il relaya l’information aux autres puis se remit en position, prêt à tirer.
Le lieutenant, lui, galopa jusqu’à la lisière de la forêt où se trouvaient le prince ainsi que le capitaine de la garde royale, le très respecté Kenton. Il les trouva en train de discuter gaiement. Neilar descendit en hâte de son cheval, dépassa les quelques soldats qui les entouraient et courut vers eux.
— Capitaine, je dois vous reporter un incident !
Les deux hommes se retournèrent au son de sa voix.
— Une imposante créature a été repérée au-dessus de l’entrée ouest de la forêt, annonça-t-il. Elle est encore loin mais semble se diriger droit vers nous !
— Vers nous ? s’enquit le prince, inquiet.
— Combien de temps avant qu’elle ne nous atteigne ? s’inquiéta aussi Kenton.
— Elle devrait être au-dessus de nous dans dix minutes, continua Neilar. J’ai donné l’ordre d’attaquer dès qu’elle sera à portée de tirs.
— Bien lieutenant, avez-vous pu l’identifier ?
— Non, capitaine, mais je pencherais pour une chimère, une comme nous n’en avons plus vu depuis la guerre ! 
— J’espère vraiment que non, lâcha calmement Kenton.
— Parlons vite messieurs, ce pourrait être notre dragon ! intervint le prince. Nous devons nous préparer à nous battre.
— J’en doute, dit Kenton. Je suis prêt à parier que le dragon serait apparu autour de la rivière ou dans la forêt, autour de nous en tous cas, pas à l’entrée ouest. Je pense plutôt à une chimère de second rang. Du coup, cette créature est forcément dirigée par quelqu’un et cette personne, si elle dépasse notre position, se dirige a priori tout droit vers la rivière, ou si elle va plus loin, vers Cristallia. Se pourrait-il que…?
— À qui pensez-vous ? demanda le prince.
— Je pense aux rebelles. J’ai bien peur qu’ils n’en aient pas tous qu’après le Régisseur. J’ai ouïe dire qu’un petit nombre d’entre eux souhaitait venger leurs frères en attaquant à nouveau nos voisins.
— Ce serait une catastrophe, appuya le prince. Cette trêve était inespérée. Si cette personne atteint l’autre côté de la rivière, la reine va penser que nous reprenons les hostilités. Il faut l’arrêter à tout prix !
— Je pense comme vous, prince, conclut Kenton. Lieutenant, suivez la créature, il faut absolument que quelqu’un soit là lorsqu’elle tombera.
Neilar acquiesça et s’en alla.
— Kenton, nous devrions nous rendre aux abords de la rivière, proposa le prince. Je veux voir ça de plus près.
— Très bien.

Les deux hommes enfourchèrent leurs montures respectives et s’élancèrent vers la rivière. Ils avaient l’avantage de n’en être qu’à quelques centaines de mètres. Ils atteignirent ainsi la clairière qui donnait sur la rivière sacrée, frontière entre leur royaume et celui de Cristallia.
Le prince mit pied à terre, dépassa quelques autres soldats et s’approcha de cette immense étendue d’eau sur laquelle se perdait le reflet de la pleine lune. La rivière n’avait rien de spécial à première vue, mais énormément d’histoires tournaient autour, lui conférant des prétendus pouvoirs de régénérescence. Lui-même n’y avait jamais plongé ne serait-ce qu’un pouce, à cause de l’interdiction formelle formulée il y a plusieurs siècles par une dirigeante du royaume voisin. Cette interdiction avait encore plus de sens maintenant que la trêve avait été signée. Cette rivière faisait certes frontière entre les deux états mais elle représentait depuis toujours ou presque, le patrimoine sacré des Orgades, citoyennes de Cristallia. Personne excepté ces créatures ne pouvait y pénétrer. Dans la situation actuelle, violer cette règle reviendrait à briser les conditions de la trêve si durement gagnée. Le prince n’avait jamais compris la raison d’une telle clause, mais personne à sa connaissance n’avait jamais osé la transgresser. 
Le cri d’un soldat l’arracha à ses pensées :
— Touché ! Touché ! La bête est touchée !
Le prince regarda en l’air et vit une forme humaine tomber du ciel. Elle se dirigeait droit dans la rivière !
*/*

Alors qu’il survolait la forêt à la recherche d’un espace dégagé pour se poser, Xerox fut surpris de voir des flèches fuser dans leur direction. Avant qu’il ne puisse réagir, il vit qu’Attila avait été touché et tenta de le redresser. Ils étaient près de la rivière mais les soldats en contrebas pourraient compromettre sa tâche. Personne n’était censé se trouver là, surtout à une heure aussi tardive. Hors de lui, Xerox grinça des dents, mais sans pour autant abandonner. Il était trop près du but.
Il ralentit et tenta de contourner le barrage de flèches. Il pourrait sûrement atteindre la rivière par le sud et prendre un peu de son eau au passage avant de s’enfuir. Alors qu’il s’en rapprochait cependant, une dizaine d’autres flèches filèrent dans sa direction. Attila se cabra d’instinct, faisant malencontreusement basculer le corps d’Aluna. Xerox piqua pour tenter de la rattraper, mais déjà, une meute de soldats se rapprochait de la rive. Il se ferait prendre s’il s’y aventurait.
C’était trop risqué. À cette vitesse, elle était condamnée. Xerox jura puis toucha les flancs de l’animal pour le calmer et lui faire comprendre que la bataille était perdue. Dégouté, il s’éleva hors de portée des flèches et fit demi-tour, conscient qu’il devait rentrer pour effacer ses traces au plus tôt.
*/*


Le prince avait les yeux rivés sur la forme humaine qui se dirigeait vers la rivière à vive allure.
— Regardez ça, Kenton ! hurla-t-il en pointant la silhouette du doigt.
Le capitaine de la garde s’approcha et fut surpris de voir un corps de femme tomber dans l’eau à toute vitesse. Personne, de lui, du prince ou des soldats alentours n’osa bouger. Kenton se reprit le premier et s’écria à l’officier le plus proche :
— La chasse est terminée ! Rappelez tous les soldats au château immédiatement !
— À vos ordres !
L’officier rassembla les soldats autour et quitta la clairière. Kenton attendit qu’ils fussent partis avant d’implorer le prince :
— Prince, il faut s’en aller, maintenant !
Mais le jeune homme semblait dans un autre monde. Kenton insista :
— Prince !
— C’est une jeune femme… finit-il par dire sans s’arrêter de fixer l’étendue d’eau. Il faut la sauver !
— Que dîtes-vous ?
— Je viens de vous dire qu’il faut la sauver… Pourquoi avez-vous fait partir tout le monde ? Nous allons avoir besoin d’aide pour la remonter !
— Prince ! Peu importe l’origine de cette personne, elle vient de se rendre coupable d’un crime contre nos voisins. Nous ne devons pas nous en mêler ! Il faut s’en aller tout de suite !
— Il faut la sauver…
Ecoutez-moi ! persista Kenton qui sentait le prince perdre contact avec la réalité. Si quelqu’un a le malheur de pénétrer dans cette rivière pour la sauver, il se rend aussi coupable d’un crime contre la reine !
— Je… elle n’en saura peut-être rien. On ne peut pas la laisser se noyer, c’est un être humain enfin !
— C’est peut être une espionne ou pire… une rebelle ! J’insiste, prince, nous devons partir.
— Je…

Le prince hésitait. Il ne pouvait se résoudre à voir une vie s’en aller sous ses yeux. Il espérait au fond de lui que la jeune femme remonterait d’elle-même à la surface. Mais rien n’arriva. Kenton posa une main sur son épaule et le regarda, comme pour dire qu’il n’y avait plus rien à faire. Le prince ne partageait toutefois pas ce point de vue. Si sa défunte mère lui avait bien inculqué des valeurs, c’était de toujours faire ce qui lui semblait juste. Et abandonner cette inconnue à son sort ne l’était pas.
— Décidé, il plongea sans attendre dans la rivière en ignorant les cris de Kenton :
— Prince ! Revenez !

Le jeune homme nageait aussi vite qu’il le pouvait. Le corps de la jeune femme était déjà loin dans les profondeurs des eaux de la rivière qui semblait sans fond. Il continua à nager en espérant qu’elle était toujours vivante. Si ce n’était plus le cas, il ne saurait se le pardonner. Il se rapprocha désespérément d’elle et put presque lui saisir la main. Mais la rivière était capricieuse. Un courant imprévisible l’empêcha de s’en emparer au premier essai. Il accéléra encore et cette fois, put saisir la main de l’inconnue. Il l’attira à lui et entreprit de la remonter.
C’est alors qu’il vit quelque chose briller au fond de la rivière. Il aurait voulu s’en approcher mais savait qu’il ne pouvait se le permettre car il manquait d’air.  Il continua donc, mais avancer devint très vite pénible. Sans se décourager, il puisa dans ses dernières forces et fit un ultime effort. Une vingtaine de brasses plus tard, il approchait de la surface et remercia intérieurement son père qui l’avait obligé à apprendre à nager très jeune. Un prince devait pouvoir parer à toutes les situations, avait-il déclaré. Il avait eu raison.
Il finit enfin par émerger et aspira un bol d’air qui lui donna l’impression de revivre. Il nagea ensuite plus lentement jusqu’à la rive où l’attendait un Kenton paniqué. À peine sorti de l’eau, son ami se jeta sur lui et le secoua violemment :
— Qu’avez-vous fait ? Par le sceau de…! Qu’avez-vous fait ?
Le prince lui adressa un sourire en retour.
— Je vais bien, merci de vous en inquiéter.
— Vous êtes inconscient ! s’exclama le capitaine de la garde en le relâchant enfin.
Sans prendre le temps de récupérer, le prince se dirigea vers le corps toujours inerte de la jeune femme. Elle avait une magnifique peau d’ébène et un corps à couper ce qui lui restait de souffle. Il posa une oreille contre sa poitrine puis se tourna vers Kenton, suppliant :
— Son cœur ne bat pas ! Pouvez-vous m’aider ?
— …
— Kenton !
— Je vais exercer des pressions sur son thorax pour relancer le cœur et lui donner de l’air par la bouche simultanément, dit-il en s’approchant malgré son air désapprobateur. Ecartez-vous.

Pendant que le prince, soulagé, s’effondrait au sol pour reprendre des forces, le capitaine de la garde s’exécuta. Il procéda ainsi durant une longue minute, jusqu’à ce que la jeune femme se mette à tousser et rejeter de l’eau par la bouche. Lorsqu’elle fut de nouveau capable de respirer, elle se redressa avec peine et les fixa à tour de rôle. Les yeux du prince croisèrent les siens l’espace d’une seconde, puis elle sombra de nouveau dans l’inconscience. Le jeune homme se précipita aussitôt vers elle, la prit dans ses bras et courut vers son cheval. Il l’installa sur l’animal, monta en selle et partit en direction du château en laissant son ami perplexe. Ce dernier l’avait souvent vu agir de façon irréfléchie pour satisfaire son si particulier sens du devoir, mais cette fois-ci, il pressentait qu’il était allé trop loin dans sa bonté, ou plutôt son inconscience. Il fallait le suivre. Il enfourcha alors lui aussi sa monture et suivit le prince au galop.
Alors que les deux hommes s’éloignaient, une lueur étrange apparut à la surface de la rivière. Elle s’effaça d’un seul coup et laissa place à une silhouette, qui les observa quitter les lieux en silence avant de s’évanouir dans l’air.

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